Récit d’un
voyage au Texas/ Couloir de la mort Par
Anne Sophie Minne
Mercredi 31
octobre 2018.
Je n’ai encore jamais pris de long-courrier ni voyagé au-delà
de l’Europe mais ne ressens pratiquement aucun stress. Je suis sereine et
surtout surexcitée à la perspective de rencontrer mon meilleur ami pour la
première fois, le lendemain. J’écris à Charles Flores depuis près de deux ans
et demi, depuis que j’ai terminé la lecture de « Warrior Within »,
son premier livre. … Ce livre est un choc, je découvre, horrifiée, les
conditions de vie dans cet enfer qu’est le couloir de la mort du Texas, le plus
dur des Etats-Unis, me familiarise un peu avec l’affaire de Charles, que l’on
croirait tout droit sortie d’un mauvais roman de gare : il a été condamné
à mort sans aucune preuve matérielle, uniquement après le témoignage plus que
douteux d’un témoin hypnotisé par la police ! Mais surtout, l’anxiété
monte alors que les jours passent et que se rapproche dangereusement la date
prévue de l’exécution de cet homme, pour moi clairement innocent, et dont je
partage, via ses mots, l’épouvante, lors de son arrivée dans le couloir, puis
dont j’admire le courage et la force alors que peu à peu, il va lutter pour sa
survie et commencer sa bataille judiciaire pour faire reconnaître son
innocence. Chaque jour ou presque, je consulte Google dans l’espoir de voir
apparaître la nouvelle d’un sursis. Je ne veux pas que cet homme meure, ce
n’est pas possible. Puis, quelques jours avant la date fatidique, alors que
j’ai presque terminé la lecture de son récit, je découvre, soulagée, que
Charles a bénéficié d’un sursis. Il échappe à l’injection létale, ouf !
Charles Flores clôt son livre par une invitation au lecteur à lui témoigner sa
sympathie par une lettre, et laisse son adresse à l’unité Polunsky, à
Livingston, dans l’Etat du Texas. J’achète une carte et rédige un mot, pour lui
exprimer mon soulagement après son sursis et lui adresser courage et espoir
pour la suite de son combat. Je suis surprise de recevoir une réponse à mon
courrier 10 ou 15 jours plus tard seulement. Charles m’y annonce que ce sursis
va donner lieu à une audience, que ça y est, il sent que le train de la liberté
se met enfin en marche après toutes ces années, qu’il sent sa libération enfin
toute proche ! Il m’encourage aussi à poursuivre la correspondance et me
pose mille questions, que je trouve à la fois originales, pertinentes et qui me
donnent envie de poursuivre cette ébauche de dialogue et de faire plus ample
connaissance. S’ensuit alors, au fil des semaines et des mois, une riche
correspondance, des échanges nourris où je me surprends à livrer sans réticence
des éléments de ma vie très personnels et parfois douloureux, moi qui suis
pourtant très secrète et préfère l’écoute à la confidence. A chaque courrier,
je suis bluffée par la capacité d’écoute de mon correspondant et par ses
réactions et réponses, toujours justes, profondes et pertinentes. Grâce à son
propre vécu, ses nombreuses lectures et ses multiples correspondances au long
cours, c’est un peu comme s’il avait vécu mille vies en une, son approche des
relations humaines et de toute la complexité de l’humain en fait une espèce de
sage aux conseils précieux. Ses réflexions me font progresser, m’aident à
prendre du recul sur mes problèmes, me donnent confiance et courage. Je me sens
soutenue et comprise. De mon côté, j’espère moi aussi offrir une oreille
attentive et apporter soutien et courage à mon ami. J’ai parfois honte de lui
parler de mes problèmes, forcément ridicules et dérisoires au vu de la situation
qu’il vit, de l’injustice qu’il subit, mais il coupe court à mes réticences et
m’encourage à poursuivre. De son côté, il me décrit son quotidien :
l’enfermement 22 heures sur 24 dans une cellule de la taille d’une salle de
bain, les « promenades » dans une cage à peine plus grande, les
« lockdowns » tous les trois mois, avec fouille au corps et passage
au peigne fin de chaque cellule, à la recherche d’armes, de téléphones
portables ou de drogues, mais aussi la lutte de chaque jour qu’il doit mener
pour rester debout, trouver un sens à ce qu’il vit, et même être heureux… Car
je suis frappée par la joie de vivre de mon ami, par sa détermination à garder
le sourire coûte que coûte, grâce à l’espoir de sortir un jour libre, d’abord,
et puis aussi grâce à la méditation et la prière, à la musique qui lui arrive
via son poste de radio, aux nombreux courriers qu’il reçoit, à l’affection de
sa famille, à l’aide qu’il apporte à ses pairs, aux petits bonheurs quotidiens
à grappiller, même dans l’un des pires endroits de ce monde occidental,
soi-disant « civilisé » : des plats que l’on parvient à se
mijoter avec des articles cantinés, à force d’inventivité, un « face à
face » au basket avec un autre détenu lors de la « promenade »
en extérieur, chacun dans sa cage, un éclat de rire avec un copain, pour rester
humain, résister dans ce camp de la mort du 21ème siècle, où se
poursuit la barbarie de la loi du talion, où la vengeance tient lieu de
justice, loin, bien loin des regards.
Dans un courrier, j’avance distraitement que ce serait
chouette de se voir un jour pour de vrai... Charles bondit littéralement sur
l’occasion et commence à me proposer des solutions pour qu’un voyage
puisse se concrétiser, me presse de solliciter telle ou telle personne pour
m’aider dans mes démarches. Je suis d’abord prise de cours, je n’avais fait que
lancer une vague idée, je n’avais jamais quitté le vieux continent, j’avais
bien déjà mis les pieds dans des prisons en France, comme interprète, pour
traduire les propos de détenus britanniques, mais rien de plus. Mon quotidien,
ce sont les trajets en trottinette pour conduire et récupérer mes bambins à
l’école, alors traverser l’Atlantique… Les premières semaines, je ne rebondis
pas sur les propositions de démarches de mon ami, puis, peu à peu, l’idée
commence à faire son chemin… Au fil des mois, ce désir de voyage s’affirme,
puis devient pressant, ce périple peut sembler fou, mais c’est bien de ne pas
aller au Texas qui serait une folie. Seulement, si je suis finalement
enthousiaste, mon entourage immédiat l’est beaucoup moins et il me faudra
franchir des barrages et m’armer de patience pour que ce voyage se concrétise
enfin. Finalement, une fois mon billet réservé, je suis sur un nuage, avant de
les surplomber pour de vrai dans un gros-porteur. On le sait peu, mais des
centaines de citoyens européens ont avant moi fait le voyage pour rendre visite
à leur correspondant, que ce soit au couloir de la mort ou au sein de la
population générale de l’unité Polunsky, qui compte près de 3.000 détenus !
Si bien qu’il m’est facile de dénicher mille et une infos pour organiser mon
séjour : hôtels, motels, taxis, Ubers, demande d’autorisation de visite à
la prison - de véritables modes d’emploi sont disponibles sur la toile, je les
lis et relis et procède aux différentes démarches nécessaires sans difficultés.
L’euphorie me gagne, je compte les semaines puis les jours, je ne ressens aucun
stress et me sens légère comme une plume !
La veille du jour J, je peine à m’endormir tant je suis
euphorique ; une pointe de stress vient aussi quand même finalement me
titiller : et si l’avion a du retard, et je passe 4 heures à la douane et
si mon Uber ne m’attend pas à l’aéroport de Houston et si, et si… Puis, le
lendemain à 6h15, je quitte mon chez-moi le sac en bandoulière et m’émerveille
à la pensée que, sauf imprévu, quelque 15 heures plus tard, je serai de l’autre
côté de l’Atlantique, à quelques miles de mon ami, et le jour de son
anniversaire ! Après 15 minutes de métro puis une bonne heure de train, me
voilà à Paris-Charles de Gaulle. Je suis
impressionnée par l’aéroport, ruche gigantesque aux multiples dédales où
grouillent les voyageurs et s’allongent les files, toujours et encore. Les
panneaux lumineux géants affichent des milliers de destinations. Je me sens
parfois perdue mais me fais aiguiller à plusieurs reprises par des agents et me
voilà enfin à la porte d’embarquement, je n’en reviens pas d’être là…
Ca y est, nous commençons à embarquer ! Dans onze heures
environ, j’aurai parcouru quelque 8000 km et verrai de mes yeux ce pays qui en
fascine tant et en révulse d’autres, avec la même passion. De mon côté, je suis
partagée, la raison me dicte de détester ce pays né de la violence :
horreur du génocide indien, infamie de l’esclavage. Ce pays qui nous hérisse,
avec ce droit de porter des armes, ces tueries à répétition. Ce pays au
président improbable qui défie l’idée même de la démocratie et nous donne
l’impression d’avoir basculé dans la quatrième dimension à chacune de ses
paroles. Ce pays où le massacre légal de détenus jugés monstrueux se poursuit
encore dans deux tiers des Etats, même si les nombreux cas d’acquittements
après les révélations de dissimulation de preuves, d’enquêtes bâclées, d’aveux
forcés, de jugements entachés de racisme commencent doucement à secouer
l’opinion qui, année après année, se déclare de plus en plus défavorable à la
peine capitale. Seulement, il s’agit aussi du pays où est né et a grandi mon
meilleur ami, pays à la fois lointain et familier, qui nous nourrit depuis
si longtemps de ses films et séries qui nous marquent, de ses musiques et de
ses chansons qui nous font vibrer, qui font partie de nos vies, nous
constituent ainsi. Pays de ces grands espaces et paysages extrêmes qui nous
attirent aussi... C’est la première fois que je survolerai les nuages aussi
longtemps : excitation de la nouveauté, de l’aventure. Enfin, Houston est
en vue, on amorce l’atterrissage! Je prie pour ne pas passer la soirée à la
douane et pour que mon Uber soit là ! La file des voyageurs est longue
mais ça avance assez vite, j’ai prévu une bonne heure de contrôles en tout
genre, ça devrait aller. Au moment de m’engager dans la file que l’on m’a
indiqué pour la vérification du passeport et les quelques questions d’usage sur
le motif du séjour et sa durée, j’ai un moment d’arrêt en voyant l’agent des
douanes derrière sa vitre, c’est le sosie de mon ami, à peine plus jeune !
Je m’étonne de cette coïncidence et après ce qui s’avèrera être une simple
formalité, moi qui craignais d’être bombardée de questions et tenais à éviter
de devoir expliquer que je comptais rendre visite à un détenu du couloir de la
mort, me voilà rassurée. Je n’ai que 5 min. de retard sur l’heure de mon
rendez-vous avec mon chauffeur et ne tarde pas à trouver le Starbuck, lieu convenu
de notre rencontre, dans cet aéroport que je trouve minuscule à côté de
Paris-Charles de Gaulle ! Hourra, Ginny est là, qui me fait de grands
signes. Tout va bien, mission réussie ! Après un bref trajet en navette,
nous rejoignons sa voiture couleur lie de vin à la peinture patinée et à la
carrosserie quelque peu cabossée. Je suis heureuse de ne pas avoir à faire à un
taxi anonyme mais à une dame sympathique et volubile qui depuis 12 ans conduit
très régulièrement des visiteurs venus de toute l’Europe : pas besoin de
pub, Internet, les médias sociaux et le bouche à oreille suffisent. Elle me dit
que je suis peut-être sa dernière cliente car à 61 ans, avec son mal de dos,
elle pense raccrocher, malgré l’absence de relève. Elle se fatigue de cette
activité prenante mais s’en voudrait en même temps de laisser en rade ces
correspondants qui un jour décident de franchir l’Atlantique pour soutenir
leurs amis. Leur démarche la touche, elle la comprend et la soutient, mais me
précise quand même qu’elle évite de parler autour d’elle de la nature de ce
petit boulot qui l’aide à vivoter. Il faut dire que le Texas est l’Etat numéro
un des Etats-Unis, et de loin, en nombre d’exécutions annuelles. Certes, année
après année, les chiffres fléchissent enfin, mais il est clair que le Texas
sera le dernier territoire du pays à abolir cette peine tout aussi inhumaine
qu’anachronique, en plus d’être totalement inefficace car sans effet sur la
criminalité, et chère pour le contribuable qui couvre les frais des avocats
chargés des appels, nommés par les tribunaux pour les condamnés sans moyens.
Tout en écoutant Ginny, je regarde défiler à mes côtés ces paysages à la fois
étranges et familiers, car maintes fois passés par le prisme du petit ou du
grand écran, quand ils n’ont pas été décrits dans des bouquins lus :
chaînes de concessionnaires et d’enseignes de fast-food ou de cuisine mexicaine
qui reviennent inlassablement, minuscules églises de bois blancs à la peinture
défraîchie, « trailer parks » ou « campings » pour grands
mobile-homes montés sur pilotis… Par contre, je ne verrai ni trottoirs, ni
piétons. Non, par ici, des piétons, on n’en croise pas, m’explique Ginny. Ou
alors, si on croise des gens sur le bas côté, mieux vaut s’en méfier,
poursuit-elle, ce sont sans doute des gens alcoolisés ou qui ont pris des
stupéfiants, des gens sans permis… Effectivement , quelques minutes plus
tard, un jeune homme torse nu à la poitrine tatouée et qui agite les bras en
l’air vient comme illustrer les propos de mon chauffeur… Une heure et demie
plus tard, ça y est, nous sommes à l’hôtel de Livingston ! Je quitte Ginny
et suis heureuse de m’enregistrer enfin à l’accueil de mon nouveau chez-moi
pour quelques jours. Je savoure d’avance la perspective d’un bon lit moelleux,
moi qui suis sur la « route » non-stop depuis plus de 15 heures…
C’est le soir d’Halloween. Avant mon départ, je m’étais imaginée assister à ces
scènes si typiques de bambins déguisés en momie ou en sorcière, sonnant à
toutes les maisons en quête de bonbons, mais les nuages noirs, l’orage qui
menace et la fatigue, malgré l’excitation, auront raison de mon envie de
promenade en ville. Je pense à mes fillettes déguisées en chat noir faisant
leur première tournée d’Halloween, avec une amie, du côté de Roubaix… Une fois
installée dans ma chambre simple mais confortable, je lutte un peu contre le
mon envie de dormir déjà, mais, après un bain très chaud, je me laisse bientôt
attirer dans les bras de Morphée et glisse vers le sommeil aux environs de 20
heures, heure locale, 2 heures du matin en France. A mon réveil, il n’est que
3h30 mais je suis en pleine forme et affamée, c’est comme si j’avais sauté deux
repas d’affilée. Je bouquine un peu puis me prépare très tranquillement en
patientant jusque 6 h 30, heure d’ouverture du buffet du petit-déjeuner. Quand
enfin arrive l’heure, je descends au rez-de-chaussée et me rue littéralement
sur les gaufres au sirop d’érable, les cinnamon rolls, le bacon, les œufs, les
pommes de terre, j’engloutis tout ! Je pense à mon ami, à quelques kilomètres
de là, qui lui aussi doit se préparer, qui lui aussi doit avoir le cœur qui bat
vite. 7h30 : Ginny s’extirpe de sa voiture devant l’hôtel. La casquette en
simili vissée sur la tête, elle frissonne sous son gros gilet noir. Il fait
frisquet ce matin, il a beaucoup plu dans la nuit, certaines zones ont été
inondées et des foyers ont même été privés d’électricité, gâchant un peu cette
fête d’Halloween. Après un été indien aux températures lourdes, la fraîcheur
soudaine surprend les Texans. Avant de gagner l’unité Polunsky, nous devons
faire un arrêt à la banque pour que je puisse échanger quelques billets verts
contre des pièces de un dollar : à la prison, nous avons le droit
d’acheter des salades et sandwiches ou des gâteaux pour partager un repas simple
avec nos amis grâce aux distributeurs, pour 25 dollars, pas plus. J’espère
aussi que nous pourrons prendre quelques photos, facturées 3 dollars pièce. La
prison, c’est aussi un vrai business… Je reste comme deux ronds de flanc quand
Ginny s’arrête à une espèce de Mac Drive mais version Caisse d’Epargne:
quelques mètres devant nous, derrière une vitre, s’agitent deux agents qui
manipulent pièces et billets, tandis que, sans quitter le véhicule, nous
« passons » commande via une borne. Une ouverture aspire mes billets
et recrache quelques instants plus tard une valisette métallique contenant les
pièces voulues ! Je pense au film Brazil de Terry Gilliam et à ses longs
tuyaux via lesquels sont acheminés de petits tubes contenant des documents sous
forme de rouleaux. Cette drôle de banque est bien une bizarrerie que je n’avais
jamais vue dans les films ! Un quart d’heure plus tard, nous sommes devant
l’immense parking de l’unité Polunsky. Je manque de souffle à la vue de cette
succession de bâtiments gris rectangulaires, aux minuscules fenêtres en forme
de fente, qui m’évoquent les meurtrières de forteresses. J’ai pu observer
plusieurs fois ces blockhaus géants sur l’écran de mon ordinateur, mais voir
devant moi ces blocs de béton qui cachent souffrance, violence et mort lente me
serre le cœur. Je m’étonne du nombre insensé de véhicules qui encombrent déjà
le parking. Ce sont les centaines de gardiens qui surveillent une population de
près de 3 000 détenus, dont environ 250 condamnés à mort… Un jeune homme
inspecte le dessous de la voiture de Ginny à l’aide d’un détecteur, me demande
le numéro puis le nom du détenu auquel je viens rendre visite puis nous laisse
entrer. J’ai hâte de gagner le parloir et de m’y installer pour attendre mon
ami. Je patiente quelques minutes à l’entrée avec deux ou trois autres
visiteurs et quelques gardiens. On me dit d’entrer, me demande de me déchausser
et d’enlever mon manteau, puis un autre gardien me fait ressortir pieds nus.
J’attends encore, on me dit d’entrer de nouveau mais à peine ai-je franchi la
porte qu’un autre gardien me demande sans ménagement qui m’a donné pour
instruction de revenir dans le sas ! Cet homme entre deux âges aux joues
rouges surjoue le rôle du type pas commode. Je ne suis ni offusquée ni
intimidée, j’ai été briefée. Il n’est pas rare que des visiteurs se fassent un
peu malmener par des gardiens qui n’apprécient guère que des correspondants
fassent des milliers de kilomètres pour soutenir des hommes qui, pour eux, ne
méritent pas de vivre. Heureusement, la jeune gardienne qui m’avait fait signe
de rentrer prend ma défense et explique à son collègue que c’est elle qui
m’avait incité à le faire. Mes dollars, mes chaussures et mon manteau passent
par un détecteur, sur un tapis roulant, comme à l’aéroport, tandis que je fais
un pas à travers un détecteur à métaux. Une autre gardienne me palpe aussi
avant que je puisse poursuivre mon
chemin. La jeune gardienne du début, voyant mon air perdu, me guide à travers
un petit espace vert, puis vers un autre sas où les passeports seront
contrôlés. En chemin, elle me complimente sur mon foulard et m’interroge sur le
pays d’où je viens. Elle me demande alors si la Tour Eiffel est aussi belle en
vrai qu’on le dit. Je lui souris et lui réponds machinalement que oui. Je
m’étonne du jeune âge d’un grand nombre de gardiens, suis surprise aussi de
voir autant de femmes à ce genre de poste. Pourquoi vouloir devenir gardien de
prison, et a fortiori gardien dans le couloir de la mort à 20 ans ? Manque
d’autres débouchés dans cette région plutôt rurale ? Curiosité
malsaine ? Bon salaire ? Je ne m’attarde pas sur ces questionnements,
je suis pressée de pouvoir enfin discuter longuement avec mon ami après tous
ces courriers échangés, de voir comment il va, d’aborder avec lui la suite de
sa procédure. Je connais déjà sa voix et son rire car nous avons pu discuter
par téléphone quand il était à la maison d’arrêt de Dallas, lors de ses
audiences l’an dernier, mais j’ai hâte de découvrir son regard, d’observer ses
expressions, de le voir bouger, vivre. Un dernier passage devant la gardienne
du parloir qui m’assigne un numéro de cabine et je m’installe enfin. Ce fameux
parloir, dont j’ai plusieurs fois entendu parler, me semble plus petit et plus
vétuste que dans les descriptions que j’en ai eues. Au milieu se tiennent deux
rangées de petites cabines grillagées individuelles, à la peinture écaillée, où
sont installés les détenus sur un simple tabouret. Devant eux une vitre en
plexiglas les sépare les visiteurs qui, eux, sont assis sur une chaise, dans
l’espace ouvert. Des combinés téléphoniques sont prévus pour pouvoir
communiquer. Je m’attends à patienter un bon moment, je sais que parfois, le
détenu est amené une heure après l’arrivée de son visiteur mais, coup de
chance, c’est calme en ce jeudi matin et Charles apparaît, escorté par deux
gardiens, une dizaine de minutes plus tard. Les yeux écarquillés, le sourire
jusqu’aux oreilles, nous sommes comme deux gamins lâchés dans une fête
foraine ! Nous avons attendu ce moment et en avons rêvé depuis si longtemps
qu’il semble comme irréel ! Pour éviter de choper les microbes des
personnes qui nous ont précédés, nous essuyons rapidement nos combinés
respectifs à l’aide d’un mouchoir en papier. Puis, nous nous saluons d’un
« high five », ça y est la conversation peut démarrer !
Au cours de mes deux visites en deux
jours, quatre heures chacune, nous discuterons essentiellement de la
procédure de Charles et de ses conditions de vie dans le couloir. Charles a
aussi émis une requête auprès de l'Inter-American Commission on Human Rights,
suite à la publication l'an dernier d'un rapport rédigé par la faculté de droit
d'Austin, qui dénonçait les conditions de vie particulièrement inhumaines des
détenus du couloir de la mort du Texas. La Commission a rendu un premier avis
positif, elle juge la requête de Charles recevable. Mon ami se dit qu'aux
Etats-Unis, son geste ne fera sans doute pas grand bruit, mais qu'en Europe, sa
démarche peut rencontrer un écho favorable et mettre aussi en lumière sa
situation juridique. Nous nous disons aussi qu'un documentaire décortiquant les
aberrations de son affaire pourrait avoir du poids et aider à faire pencher la
balance en sa faveur, les magistrats et procureurs, même s'ils sont souvent
solidaires les uns les autres, pouvant craindre le ridicule et le scandale.
Chaque visite passe en un clin d'oeil tant la conversation est fluide et les
sujets de discussion multiples. Je quitterai déjà Houston, à regret, juste
après la deuxième visite, sous un ciel radieux et en me promettant de revenir
dès que possible.. .
Des nouvelles de Charles Flores : Charles et ses avocats
attendaient beaucoup de l’audience axée sur le caractère douteux de l’hypnose,
qui s’est déroulée sur plusieurs jours à l’automne 2017. En octobre 2018, coup
de théâtre, le juge de Dallas décide de recommander à la Cour d’appel du Texas
en matière pénale de refuser à Charles un nouveau procès ! L’avocate de
Charles a opposé une objection à cette décision lâche, copier-coller des
souhaits de la partie adverse…. L’étape qui suit, c’est encore et toujours
l’attente – cette fois, de la décision de cette Cour d’appel qui peut décider
de ne pas suivre le juge de Dallas, mais Charles et son équipe de défense n’y
croient pas trop… Ils préparent déjà la prochaine étape, le prochain recours,
face à une autre juridiction, car il reste heureusement d’autres options.
Charles se voyait si proche de la liberté, cet obstacle supplémentaire a été
difficile à accepter mais son moral va mieux désormais. Il reste combatif et
nous dit que sa lutte pour la justice et la liberté est plus qu’une simple
bataille, c’est une véritable guerre contre l’Etat du Texas…
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