Une visite à Julian Assange
Par John Pilger, journaliste,
scénariste et réalisateur australien. Pilger a obtenu de nombreux prix de
journalisme et d'associations des droits de l'Homme (le Prix Sophie en 2003),
dont, deux fois, le prix britannique du « Journaliste de l'année ».
Je suis parti à l’aube. La prison de Sa Majesté, Belmarsh, se trouve dans l’arrière-pays plat du sud-est de Londres, un ruban de murs et de fils de fer sans horizon. Au centre d’accueil, j’ai remis mon passeport, mon portefeuille, mes cartes de crédit, mes cartes médicales, mon argent, mon téléphone, mes clés, mon peigne, mon stylo, mon papier.
J’ai besoin de deux paires de lunettes. J’ai dû choisir
quelle paire laisser à l’accueil. J’ai laissé mes lunettes de lecture. A partir
de maintenant, je ne pouvais plus lire, tout comme Julian ne pouvait plus lire
pendant les premières semaines de son incarcération. Ses lunettes lui avaient
été envoyées, mais il lui a fallu des mois pour les recevoir, chose
inexplicable.
Il y a de grands écrans de télévision dans le centre
d’accueil. Il semble que la télé soit toujours allumée avec le son à fond. Des
jeux, des publicités pour des voitures et des pizzas et des services
funéraires, même des discussions TED, ils semblent parfaits dans le cadre d’une
prison : comme du valium visuel.
J’ai rejoint une file d’attente de gens tristes et
anxieux, surtout des femmes et des enfants, et des grands-mères pauvres. Dans
le premier bureau, on m’a pris mes empreintes digitales, si c’est toujours
comme ça que l’on appelle les tests biométriques.
"Appuyez les deux mains à plat !" m’a-t-on
dit. Un dossier sur moi s’est affiché sur un écran.
Je pouvais maintenant traverser jusqu’à la porte
principale, qui se trouve à l’intérieur des murs de la prison. La dernière fois
que je me suis rendu à Belmarsh pour voir Julian, il pleuvait à cordes. Mon
parapluie n’était pas autorisé au-delà du centre d’accueil. J’avais le choix
entre me tremper ou courir comme un fou. Les grands-mères aussi.
Au deuxième bureau, une fonctionnaire derrière les
barbelés m’a demandé : "C’est quoi ça ?"
"Ma montre", ai-je répondu d’un air coupable.
"Retirez-la," a-t-elle dit.
"Ma montre", ai-je répondu d’un air coupable.
"Retirez-la," a-t-elle dit.
Je suis retourné en courant à nouveau sous la pluie, juste
à temps pour un nouveau test biométrique, suivi d’un scanner corporel et d’une
fouille corporelle complète. Plantes des pieds ; bouche ouverte.
À chaque arrêt, notre groupe silencieux et obéissant se
glissait dans ce qu’on appelle un espace clos, serrés derrière une ligne jaune.
Un cauchemar de claustrophobe ; une femme a fermé les yeux.
Nous avons ensuite reçu l’ordre de nous installer dans une
autre zone d’attente, encore une fois avec des portes en fer qui se fermaient
bruyamment devant et derrière nous.
"Restez derrière la ligne jaune !" nous a
dit une voix surgit de nulle part.
Une autre porte électronique s’est entre-ouverte ;
nous avons hésité, à raison. La porte a tremblé, s’est refermée avant de se
rouvrir à nouveau. Une autre zone d’attente, un autre bureau, un autre refrain
de "Montrez votre doigt !"
Puis nous nous sommes retrouvés dans une longue pièce avec
des carrés tracés au sol où l’on nous a dit de nous tenir debout, un par carré.
Deux hommes avec des chiens renifleurs sont arrivés et nous ont font la totale,
devant et derrière.
Les chiens nous ont reniflés le cul et bavé sur ma main.
Puis d’autres portes se sont ouvertes, avec un nouvel ordre : "tendez
le poignet !"
Un marquage au laser était notre ticket d’entrée dans une
grande salle, où les prisonniers attendaient en silence, assis en face de
chaises vides. De l’autre côté de la pièce se trouvait Julian, portant un
brassard jaune par-dessus ses vêtements de prison.
En tant que simple prévenu [Ndt : actuellement,
Julian Assange ne purge aucune « peine » mais a simplement été
maintenu - dans une prison de haute sécurité – comme prévu dans l’attente de
son procès d’extradition] , il a le droit de porter ses propres vêtements, mais
lorsque les voyous l’ont traîné hors de l’ambassade équatorienne en avril
dernier, ils l’ont empêché d’emporter un petit sac contenant ses affaires. Ses
vêtements suivraient, avaient-ils dit, mais comme ses lunettes de lecture, ils
se sont mystérieusement perdus.
Pendant 22 heures par jour, Julian est enfermé dans un
"centre de santé". Ce n’est pas vraiment un hôpital carcéral, mais un
endroit où il peut être isolé, soigné et espionné. Ils l’espionnent toutes les
30 minutes : un coup d’oeil dans sa cellule. C’est ce qu’ils appellent
une" veille suicidaire ".
Dans les cellules voisines se trouvent des meurtriers
condamnés et, plus loin, un malade mental qui crie toute la nuit. "C’est
mon Vol au Dessus d’un Nid de Coucou," me dit-il. La "Thérapie"
se résume à jouer de temps à autre une partie de Monopoly. Son seul contact social
régulier est la messe hebdomadaire dans la chapelle. Le prêtre, un homme bon,
est devenu un ami. L’autre jour, un prisonnier a été attaqué dans la
chapelle ; un poing lui a fracassé la tête par derrière pendant qu’on
chantait des hymnes.
Quand on se salue, je sens ses côtes. Son bras n’a pas de
muscle. Il a peut-être perdu 10 à 15 kilos depuis avril. Quand je l’ai vu pour
la première fois ici en mai, ce qui m’a le plus choqué, c’est qu’il avait l’air
beaucoup plus vieux.
"Je crois que je deviens fou", m’a-t-il dit à
l’époque. Je lui ai dit : "Non, c’est pas vrai. Regarde comme tu leur
fais peur, comme tu es puissant." Je crois que son intelligence, sa
résilience et son sens de l’humour - tous inconnus des miséreux qui le
diffament - le protègent. Il est gravement blessé, mais il ne perd pas la
tête.
Nous bavardons avec la main sur la bouche pour ne pas être
entendus. Il y a des caméras au-dessus de nous. A l’ambassade d’Equateur, nous
avions l’habitude de bavarder en échangeant de notes écrites et en les protégeant
des caméras au-dessus de nous. Où qu’il soit, Big Brother a clairement peur.
Sur les murs se trouvent des slogans joyeux qui exhortent
les prisonniers à "continuer à tenir bons" et à "être heureux, à
avoir de l’espoir et à rire souvent".
Son seul exercice physique se déroule sur une petite
parcelle de bitume, entourée par de hauts murs avec encore de joyeux conseils
pour profiter " des brins d’herbe sous vos pieds ". Il n’y a pas
d’herbe.
Il n’a toujours pas accès à un équipement informatique qui
lui permettrait de préparer sa défense. Il ne peut toujours pas appeler son
avocat aux Etats-Unis ou sa famille en Australie.
La mesquinerie incessante de Belmarsh vous colle comme de
la sueur. Si vous vous penchez trop près du prisonnier, un gardien vous dira de
reculer. Si vous enlevez le couvercle de votre tasse à café, un gardien vous
ordonnera de le remettre. Vous avez le droit d’apporter £10 pour les dépenser
dans un petit café tenu par des bénévoles. "J’aimerais quelque chose de
sain", dit Julian, qui a dévoré un sandwich.
De l’autre côté de la pièce, un prisonnier et une femme
qui lui rendait visite se sont disputés : ce qu’on pourrait appeler un
"différend conjugal". Un gardien est intervenu et le prisonnier lui a
dit d’aller se faire foutre. Ce fut le signal pour un groupe de gardes, hommes
et femmes et la plupart grands et obèses, impatients de se jeter sur lui et le
clouer au sol, puis de le traîner dehors. Un sentiment de satisfaction violente
flottait dans l’air vicié.
Puis les gardes nous ont crié qu’il était temps de partir.
Avec les femmes, les enfants et les grands-mères, j’ai entamé le long voyage de
retour à travers le labyrinthe des zones scellées et des lignes jaunes et des
arrêts biométriques jusqu’à la porte principale. En sortant de la chambre des
visiteurs, je me suis retourné, comme d’habitude. Julian était assis, seul,
avec le poing levé.
John Pilger
Cet article est basé
sur une allocution prononcée par John Pilger lors d’une conférence sur Julian
Assange à Londres le 28/11/2019 au soir, après sa visite à Assange plus tôt
dans la journée.
Publié le 1er
décembre 2019 sur Le Grand Soir
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