Présentation :
Cette lettre fut écrite et envoyée le 20 juin 1867. Au même moment, avait lieu à Paris la première représentation de la reprise d’Hernani. La lettre à Juárez fut publiée le 24 par les journaux anglais et les journaux belges. Une dépêche télégraphique expédiée de Londres par l’ambassade d’Autriche et par ordre spécial du vieil empereur Ferdinand II annonçait à Juárez que Victor Hugo demandait la grâce de Maximilien. Quand cette dépêche arriva, Maximilien venait d’être exécuté. Le combat contre la peine de mort perdit une belle occasion de se distinguer des habitudes de la barbarie !
Rappelons que Napoléon III avait installé Maximilien au pouvoir à Mexico, qu’en conséquence Hugo était un adversaire résolu de ce pouvoir, aussi avait-il soutenu le peuple mexicain contre l’armée de l’Empire français, donc cette lettre est d’autant plus importante.
Au président de la république mexicaine
Juárez, vous avez égalé John Brown. L’Amérique actuelle a deux héros, John Brown et vous. John Brown, par qui est mort l’esclavage ; vous, par qui a vécu la liberté. Le Mexique s’est sauvé par un principe et par un homme. Le principe, c’est la république ; l’homme, c’est vous. C’est, du reste, le sort de tous les attentats monarchiques d’aboutir à l’avortement. Toute usurpation commence par Puebla et finit par Queretaro. L’Europe, en 1863, s’est ruée sur l’Amérique. Deux monarchies ont attaqué votre démocratie ; l’une avec un prince, l’autre avec une armée ; l’armée apportant le prince. Alors le monde a vu ce spectacle : d’un côté, une armée, la plus aguerrie des armées de l’Europe, ayant pour point d’appui une flotte aussi puissante sur mer qu’elle sur terre, ayant pour ravitaillement toutes les finances de la France, recrutée sans cesse, bien commandée, victorieuse en Afrique, en Crimée, en Italie, en Chine, vaillamment fanatique de son drapeau, possédant à profusion chevaux, artillerie, provisions, munitions formidables. De l’autre côté, Juárez. D’un côté, deux empires ; de l’autre, un homme. Un homme avec une poignée d’autres. Un homme chassé de ville en ville, de bourgade en bourgade, de forêt en forêt, visé par l’infâme fusillade des conseils de guerre, traqué, errant, refoulé aux cavernes comme une bête fauve, acculé au désert, mis à prix. Pour généraux quelques désespérés, pour soldats quelques déguenillés. Pas d’argent, pas de pain, pas de poudre, pas de canons. Les buissons pour citadelles. Ici l’usurpation appelée légitimité, là le droit appelé bandit. L’usurpation, casque en tête et le glaive impérial à la main, saluée des évêques, poussant devant elle et traînant derrière elle toutes les légions de la force. Le droit, seul et nu. Vous, le droit, vous avez accepté le combat.
La bataille d’Un contre Tous a duré cinq ans. Manquant d’hommes, vous avez pris pour projectiles les choses. Le climat, terrible, vous a secouru ; vous avez eu pour auxiliaire votre soleil. Vous avez eu pour défenseurs les lacs infranchis-sables, les torrents pleins de caïmans, les marais pleins de fièvres, les végétations morbides, le vomito prieto des terres chaudes, les solitudes de sel, les vastes sables sans eau et sans herbe où les chevaux meurent de soif et de faim, le grand plateau sévère d’Anahuac qui se garde par sa nudité comme la Castille, les plaines à gouffres, toujours émues du tremblement des volcans, depuis le Colima jusqu’au Nevado de Toluca ; vous avez appelé à votre aide vos barrières naturelles, l’âpreté des Cordillères, les hautes digues basaltiques, les colossales roches de porphyre. Vous avez fait la guerre des géants en combattant à coups de montagnes. Et un jour, après ces cinq années de fumée, de poussière et d’aveuglement, la nuée s’est dissipée, et l’on a vu les deux empires à terre, plus de monarchie, plus d’armée, rien que l’énormité de l’usurpation en ruine, et sur cet écroulement un homme debout, Juárez, et, à côté de cet homme, la Liberté. Vous avez fait cela, Juárez, et c’est grand. Ce qui vous reste à faire est plus grand encore. Écoutez, citoyen président de la république mexicaine. Vous venez de terrasser les monarchies sous la démocratie. Vous leur en avez montré la puissance ; maintenant montrez-leur en la beauté. Après le coup de foudre, montrez l’aurore. Au césarisme qui massacre, montrez la république qui laisse vivre. Aux monarchies qui usurpent et exterminent, montrez le peuple qui règne et se modère. Aux barbares montrez la civilisation. Aux despotes montrez les principes. Donnez aux rois, devant le peuple, l’humiliation de l’éblouissement.
Achevez-les par la pitié. C’est surtout par la protection de notre ennemi que les principes s’affirment. La grandeur des principes, c’est d’ignorer. Les hommes n’ont pas de noms devant les principes ; les hommes sont l’Homme. Les principes ne connaissent qu’eux-mêmes. Dans leur stupidité auguste, ils ne savent que ceci : la vie humaine est inviolable. Ô vénérable impartialité de la vérité ! le droit sans discernement, occupé seulement d’être le droit, que c’est beau ! C’est devant ceux qui auraient légalement mérité la mort qu’il importe d’abjurer cette voie de fait. Le plus beau renversement de l’échafaud se fait devant le coupable. Que le violateur des principes soit sauvegardé par un principe. Qu’il ait ce bonheur, et cette honte ! Que le persécuteur du droit soit abrité par le droit. En le dépouillant de sa fausse inviolabilité, l'inviolabilité royale, vous mettez à nu la vraie, l’inviolabilité humaine : Qu’il soit stupéfait de voir que le côté par lequel il est sacré, c’est le côté par lequel il n’est pas empereur. Que ce prince, qui ne se savait pas homme, apprenne qu’il y a en lui une misère, le prince, et une majesté, l’homme. Jamais plus magnifique occasion ne s’est offerte. Osera-t-on frapper Berezowski en présence de Maximilien sain et sauf ? L’un a voulu tuer un roi, l’autre a voulu tuer une nation.
Juárez, faites faire à la civilisation ce pas immense. Juárez, abolissez sur toute la terre la peine de mort. Que le monde voie cette chose prodigieuse : la République tient en son pouvoir son assassin, un empereur ; au moment de l’écraser, elle s’aperçoit que c’est un homme, elle le lâche et lui dit : Tu es du peuple comme les autres. Va ! Ce sera là, Juárez, votre deuxième victoire. La première, vaincre l’usurpation, est superbe ; la seconde, épargner l’usurpateur, sera sublime. Oui, à ces rois dont les prisons regorgent, dont les échafauds sont rouillés de meurtres, à ces rois des gibets, des exils, des présides et des Sibéries, à ceux-ci qui ont la Pologne, à ceux-ci qui ont l’Irlande, à ceux-ci qui ont la Havane, à ceux-ci qui ont la Crète, à ces princes obéis par les juges, à ces juges obéis par les bourreaux, à ces bourreaux obéis par la mort, à ces empereurs qui font si aisément couper une tête d’homme, montrez comment on épargne une tête d’empereur ! Au-dessus de tous les codes monarchiques d’où tombent des gouttes de sang, ouvrez la loi de lumière, et, au milieu de la plus sainte page du livre suprême, qu’on voie le doigt de la République posé sur cet ordre de Dieu : Tu ne tueras point. Ces quatre mots contiennent le devoir. Le devoir, vous le ferez. L’usurpateur sera sauvé, et le libérateur n’a pu l’être, hélas ! Il y a huit ans, le 2 décembre 1859, j’ai pris la parole au nom de la démocratie, et j’ai demandé aux États-Unis la vie de John Brown. Je ne l’ai pas obtenue. Aujourd’hui je demande au Mexique la vie de Maximilien. L’obtiendrai-je ? Oui. Et peut-être à cette heure est-ce déjà fait. Maximilien devra la vie à Juárez. Et le châtiment ? dira-t-on. Le châtiment, le voilà. Maximilien vivra « par la grâce de la République ».
Victor Hugo Hauteville-House, 20 juin 1867.
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