Odell Barnes Jr.

L'association Lutte Pour la Justice (LPJ) a été créée en 1999 pour soutenir Odell Barnes Jr., jeune afro-américain condamné à mort en 1991 à Huntsville (Texas) pour un crime qu'il n'avait pas commis et exécuté le 1er mars 2000 à l'aube de ses 32 ans. En sa mémoire et à sa demande, l'association se consacre à la lutte pour l'abolition de la peine de mort aux Etats-Unis et en particulier au Texas. (voir article "Livre "La machine à tuer" de Colette Berthès en libre accès" ) : https://www.lagbd.org/images/5/50/MATlivre.pdf

vendredi 10 juin 2022

Visites de condamnés

 

21/05/22

« Si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. » Antoine de St-Exupéry

 

Dimanche 17 avril, dimanche de Pâques, je me hâte vers la station de métro la plus proche, direction gare de Lille, puis Paris, puis Chicago puis Tampa et enfin (!) Houston, ma destination finale. Cela fait plus de deux ans que je ne suis plus allée au Texas, clouée au sol depuis qu’un virus jusqu’alors inconnu s’active, lui, à parcourir le monde… Je suis heureuse à l’idée de revoir mes amies texanes, de rencontrer de nouvelles personnes, et aussi, et surtout, de voir pour la première fois mes correspondants, Eugene, dans le couloir de la mort au Texas et David et Raymond, qui partagent une cellule au sein d’un établissement pénitentiaire de sécurité maximale, perdu dans les montagnes arides de Californie, à trois heures de Los Angeles.

Le lendemain de mon arrivée, mon amie Linda, qui m’héberge, est sur le départ. Avec d’autres amis, elle doit rendre visite à son ami Carl Buntion, dont l’exécution est prévue trois jours plus tard. Carl Buntion a 78 ans, se déplace en fauteuil roulant et respire difficilement à cause d’une pneumonie chronique. Il vient d’ailleurs d’effectuer un séjour à l’hôpital, dont il est revenu le front fendu d’une plaie après avoir cogné la paroi intérieure de la fourgonnette des gardiens de prison, laquelle venait de freiner d’un coup sec.  A cause de sa santé fragile et de ces blessures récentes, les avocats de Carl espèrent encore une grâce du gouverneur, même si les espoirs sont ténus. Carl a en effet tué un officier de police 30 ans plus tôt, et ce genre de crime, au Texas ne se pardonne pas, surtout si l’on est noir ou latino ou, comme Carl, issu d’un milieu pauvre.

Linda, à presque 74 ans, reste coquette, elle finit de se maquiller comme chaque jour. J’ai une admiration sans borne pour cette femme qui, il y a deux ans, malgré sa retraite, a repris un emploi de caissière dans un bazar pour pouvoir continuer d’aider les nombreux détenus à qui elle écrit et rend visite, pour améliorer un peu leur sort par le « cantinage », cette femme qui héberge aussi depuis 3 ans, un détenu qu’elle aidait déjà en prison et qu’elle continue d’accompagner depuis sa sortie, car revenir à « la vie normale » est toujours un pari après une longue peine. Il faut récupérer des papiers, repasser son permis, trouver logement et travail et si personne ne vous attend, il est malheureusement facile de retourner à la case départ… Linda, qui côtoie des condamnés à mort chaque semaine, qui assiste aux exécutions de ses amis, et l’on imagine le traumatisme subi à chaque assassinat exécuté de sang-froid par l’officier payé par l’Etat du Texas, par les citoyens texans…Et pourtant, sa joie de vivre semble à toute épreuve, son énergie, inépuisable. Tout comme sa générosité. Et je me dis que l’un ne va pas sans l’autre…

Après une journée de repos, à apprécier le calme ambiant et la végétation foisonnante, me voilà prête pour ma toute première visite avec mon correspondant de deux ans environ, Eugene Broxton. C’est d’abord par son épouse, Nadine, que je l’ai connu.  Nadine était venue lui rendre visite au printemps 2019, alors que je correspondais à l’époque avec un autre détenu à qui j’étais venu rendre visite au même moment. Avec Nadine, on ne se connaissait pas mais on logeait toutes les deux chez Linda. Je me souviendrai toute ma vie de la soirée où Nadine, qui aime et soutient Eugene depuis 18 ans maintenant, apprenait d’un coup de fil de l’avocate d’Eugene, qu’une série de tests ADN établissaient sans aucun doute l’innocence de son époux, innocence qu’il ne cessait de clamer depuis son arrestation, trente ans plus tôt ! Il faut imaginer l’émotion de Nadine qui attendait ce moment depuis toutes ces longues années ! Elle ne pouvait contenir ses pleurs, cette nouvelle, c’était un espoir gigantesque, l’espoir que son mari soit enfin libéré après 30 ans d’enfer, l’espoir d’une vie ensemble, après des milliers de lettres échangées et des dizaines de visites de part et d’autre de la glaçante paroi en Plexigas du parloir… Je suis déboussolée par cette émotion qui déborde, déborde, je viens de rencontrer Nadine, je connais à peine son histoire, mais je tente d’être là, je la serre contre moi, la contient. Deux ans plus tard, Nadine et Eugène sont essentiels à ma vie et je suis heureuse de voir mon ami, mon « grand frère », en chair et en os pour la première fois…

Revoir l’unité Polunsky après plus de deux ans me glace mais je mets de côté ces sensations pour me concentrer sur la joie de rencontrer mon ami, le bonheur de lui offrir 2 ou 3 heures hors de sa cellule, quelques heures oùil pourra se sentir presque normal, à converser avec une amie, tout en savourant les fruits et les gâteaux à la cannelle du distributeur, comme dans un de ces « diners » qui longent les routes droites et plates du sud-ouest du Texas… J’entre dans le parloir et Eugene est déjà là qui m’attend ;son crâneest rasé de près et il porte une barbe poivre et sel. Il a fière allure. Il est souriant, tranquille, heureux de cette visite. Je me désole de la qualité si médiocre des téléphones par lesquels nous devons passer pour communiquer, du fait de la paroi de plexi qui empêche tout contact direct. Je m’accroche aux deux écouteurs pour déchiffrer les paroles de mon ami. Il me retrace son parcours, son arrestation inattendue pour un crime, le meurtre d’une jeune femme blanche, commis sans doute par une vague connaissance avec qui Eugène frayait parfois quand il vivait dans la rue, théâtre de sa vie depuis sa fuite de l’orphelinat où il était maltraité, obligé qu’il était de se débrouiller pour survivre depuis toujours. Sauf que le meurtrier probable est blanc et Eugène noir et que travestir les faits et la vérité est monnaie courante dans le système judiciaire encore très corrompu des années 90 du comté d’Harris. Eugène me relate sa parodie de procès où s’enchainent les mensonges, tous plus énormes les uns que les autres, et qu’il est forcé d’encaisser, impuissant, « défendu » pour la forme par un avocat de mèche avec l’accusation, accablé par un pseudo expert en psychologie qui martèle que parce qu’Eugène est noir, il constitue un danger pour la société… Des années plus tard, l’expert en question a été inquiété dans d’autres affaires où les accusés ont finalement été acquittés…

Ces deux heures trente filent trop vite et j’espère très fort revoir mon ami, libre cette fois. Nous sommes confiants, l’affaire a traîné à cause du covid, puis à cause de la nomination d’un nouveau juge en remplacement de l’ancien arrivé à la retraite. Mais les 400 pages de l’appel rédigé par sa solide équipe d’avocats sont accablantes et mon ami et Nadine ont repris espoir. Aujourd’hui, un appui des médias est recherché et pourrait accélérer les choses pour Eugène qui aurait dû être libéré il y a longtemps déjà….

Je m’en veux de devoir partir le lendemain matin, j’aurais moi aussi voulu soutenir les autres militants à Hunstville devant la chambre d’exécution, où Linda et son amie Dani ont prévu de dire au revoir à leur ami, Carl. Malgré l’horreur de l’événement, j’aurais voulu témoigner sur place dema solidarité. Seulement, j’ai rendez-vous de longue date avec trois amis le jour même, à l’aéroport de Los Angeles, où nous devons nous retrouver en début d’après-midi pour un court séjour de deux jours et demi, et où nous avons prévu des visites avec nos amis respectifs, dans une prison de sécurité maximale, perchée là-haut dans les montagnes arides de Tehachapi, constamment balayées par le vent, à trois heures de là, pas moins à cause de la circulation si dense pour laquelle cette mégalopole est bien connue…

Depuis la Californie, je continue d’espérer un sursis pour Carl. C’est un homme malade, en fauteuil roulant, comment imaginer une seule seconde qu’il puisse représenter ne serait-ce qu’un semblant de menace pour la société ? Or, la nouvelle tombe sur Internet, le gouverneur, Greg Abbott, n’a pas daigné accorder de grâce à un homme de toutes façons en fin de vie. Comment illustrer plus crûment le fait que la peine de mort a tout à voir avec la vengeance et rien, absolument rien avec la justice ? Je pense très fort à Linda et Dani, qui étaient là pour accompagner leur ami. Et suis révoltée d’apprendre que comme d’habitude, quand la mort d’un officier de police est vengée par une autre mort, des policiers, des gardiens, des bikers se réjouissent à coups de klaxon. Quelle obscénité !

Ici, à Tehachapi, Naomi doit voir « Hershey », moi, David et Sheree Raymond. Lee, ami de Sheree, est de la partie, il a très généreusement accepté de faire le déplacement de New York pour nous accompagner en voiture à toutes nos destinations, nous qui ne conduisons pas… L’affaire de Raymond, que nous appelons tous « Ray » est des plus ahurissantes. Le jeune homme de 34 ans purge, depuis le début des années 2000, une peine de prison à vie. Il avait 18 ans lors de sa condamnation pour tentative de meurtre… Ce qui serait comique, si les conséquences n’étaient pas aussi dramatiques, c’est que le jeune homme victime de cette tentative d’assassinat a survécu à ses blessures et a certifié aux enquêteurs que Raymond n’était pas l’auteur des coups de feu qui auraient pu lui coûter la vie ! Ray était seulement sur les lieux, c’est là son seul crime. Simplement, pour illustrer par une anecdote le degré de corruption des officiers en charge de l’affaire, l’un des policiers responsables du dossier coûtera plus tard à la ville de Los Angeles la modique somme de 19 millions de dollars dans le cadre de procès intentés à cause de sa négligence et de ses fautes dans de nombreuses autres affaires…

En attendant que son dossier progresse, Ray, après une période de profond désespoir et de dérive, a finalement pris le parti de saisir les opportunités proposées lors de son incarcération. Il a repris les études et passé son « general education certificate », soit l’équivalent chez nous du « Bac ». Il a aussi entamé des études supérieures. En parallèle, il a suivi tous les  programmes possibles et imaginables proposés derrière ces murs : lutte contre les addictions, gestion de la colère, stages spirituels etc. Tous ces efforts l’ont considérablement apaisé. De participant assidu, Ray, au fil des ans, est passé au statut d’animateur de certains de ces groupes. A son tour, il tend aujourd’hui la main aux plus jeunes détenus qui arrivent perdus, révoltés, et qui ne maitrisent pas encore les règles et codes aussi rigides que tacites qui régissent la vie de ce mode clos. Après avoir envoyé des dizaines et des dizaines de courriers à des associations pour obtenir de l’aide afin de prouver son innocence, lui qui vient d’un milieu très modeste, et ce, toujours en vain, car on lui rétorquait à chaque fois qu’il fallait qu’il soit dans le couloir de la mort pour obtenir l’attention tant espérée, c’est finalement notre Association Lutte pour la Justice, qui, la première, a accepté de lui venir en aide. Ray a retrouvé espoir et sa gratitude est grande. Nous attendons le résultat d’une audience qui doit se tenir en présence de son avocat et du juge avant la fin de l’année…

L’ambiance est bon enfant et détendue, on se presse de faire la file derrière les distributeurs de boissons et nourriture avant l’arrivée des pères, frères, amis, maris, qui vivent derrière ces murs. Un peu plus tard, après les effusions liées aux retrouvailles, les familles partageront sandwiches et gâteaux, comme dans un fast-food, une fillette installée sur les genoux de son papa, lui donnera à manger…

Des hommes, tous vêtus d’une ample blouse bleue apparaissent les uns après les autres, un large sourire sur les lèvres. Je guette mon ami, le voilà enfin ! Les murs se dissolvent, c’est un semblant de liberté qui revient pour ces pères, ces maris, ces frères. Mon ami me confie qu’après une visite, il se sent vidé, épuisé ; je me dis que ce surgissement d’un petit bout de monde libre dans un monde clos doit les submerger, eux pour qui les visages, les lieux, les activités, les vêtements, la nourriture, les objets sont inexorablement les mêmes, jour après jour, mois après moi, année après année. Il faut lutter contre cette sensation d’engourdissement qui ne vous quitte pas. Cet abrutissement. Seul le temps qu’il fait change, rien d’autre, me confie David. Le quotidien consiste surtout à se protéger, à rester sur le qui-vive, à éviter les histoires, petites ou grosses, à trouver des alliés, éviter les gros bras, à esquiver les embrouilles. Tout est politique, ne cesse de me répéter David, qui, dans cette micro-société chauffée à blanc, tente d’assurer le rôle de médiateur, de pacificateur. Malgré ses efforts, à l’heure où j’écris, un confinement cloître dans leurs cellules les prisonniers de la Cour A de la « California Correctional Institution » depuis qu’une émeute a éclaté au début du mois, opposant blancs et latinos. Aujourd’hui, j’ai appris que suite à une bagarre le confinement se poursuivrait 15 jours encore…

 

NB : Linda et Dani ont leur association : « Death Row Angels of Texas ». Elles n’ont pas encore de site Internet mais elles animent une page Facebook via laquelle il est possible d’effectuer des versements paypal pour les aider à aider les détenus du couloir de la mort du Texas : achat de nourriture lors de leurs visites, versements de fonds sur les comptes des détenus pour qu’ils puissent cantiner et envoi de documents juridiques (jugements et décisions des différentes cours suite aux appels des uns et des autres)…

 

Anne Sophie. M.

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