21/05/22
« Si
tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique
au monde. » Antoine de St-Exupéry
Dimanche 17
avril, dimanche de Pâques, je me hâte vers la station de métro la plus proche,
direction gare de Lille, puis Paris, puis Chicago puis Tampa et enfin (!) Houston, ma
destination finale. Cela fait plus de deux ans que je ne suis plus allée au Texas,
clouée au sol depuis qu’un virus jusqu’alors inconnu s’active, lui, à parcourir
le monde… Je suis heureuse à l’idée de revoir mes amies texanes, de rencontrer
de nouvelles personnes, et aussi, et surtout, de voir pour la première fois mes
correspondants, Eugene, dans le couloir de la mort au Texas et David et
Raymond, qui partagent une cellule au sein d’un établissement pénitentiaire de
sécurité maximale, perdu dans les montagnes arides de Californie, à trois heures
de Los Angeles.
Le lendemain
de mon arrivée, mon amie Linda, qui m’héberge, est sur le départ. Avec d’autres
amis, elle doit rendre visite à son ami Carl Buntion, dont l’exécution est
prévue trois jours plus tard. Carl Buntion a 78 ans, se déplace en fauteuil
roulant et respire difficilement à cause d’une pneumonie chronique. Il vient
d’ailleurs d’effectuer un séjour à l’hôpital, dont il est revenu le front fendu
d’une plaie après avoir cogné la paroi intérieure de la fourgonnette des
gardiens de prison, laquelle venait de freiner d’un coup sec. A cause de sa santé fragile et de ces
blessures récentes, les avocats de Carl espèrent encore une grâce du
gouverneur, même si les espoirs sont ténus. Carl a en effet tué un officier de
police 30 ans plus tôt, et ce genre de crime, au Texas ne se pardonne pas,
surtout si l’on est noir ou latino ou, comme Carl, issu d’un milieu pauvre.
Linda, à
presque 74 ans, reste coquette, elle finit de se maquiller comme chaque jour.
J’ai une admiration sans borne pour cette femme qui, il y a deux ans, malgré sa
retraite, a repris un emploi de caissière dans un bazar pour pouvoir continuer
d’aider les nombreux détenus à qui elle écrit et rend visite, pour améliorer un
peu leur sort par le « cantinage », cette femme qui héberge aussi
depuis 3 ans, un détenu qu’elle aidait déjà en prison et qu’elle continue
d’accompagner depuis sa sortie, car revenir à « la vie normale » est
toujours un pari après une longue peine. Il faut récupérer des papiers,
repasser son permis, trouver logement et travail et si personne ne vous attend,
il est malheureusement facile de retourner à la case départ… Linda, qui côtoie des
condamnés à mort chaque semaine, qui assiste aux exécutions de ses amis, et
l’on imagine le traumatisme subi à chaque assassinat exécuté de sang-froid par l’officier
payé par l’Etat du Texas, par les citoyens texans…Et pourtant, sa joie de vivre
semble à toute épreuve, son énergie, inépuisable. Tout comme sa générosité. Et
je me dis que l’un ne va pas sans l’autre…
Après une
journée de repos, à apprécier le calme ambiant et la végétation foisonnante, me
voilà prête pour ma toute première visite avec mon correspondant de deux ans
environ, Eugene Broxton. C’est d’abord par son épouse, Nadine, que je l’ai connu. Nadine était venue lui rendre visite au
printemps 2019, alors que je correspondais à l’époque avec un autre détenu à
qui j’étais venu rendre visite au même moment. Avec Nadine, on ne se connaissait
pas mais on logeait toutes les deux chez Linda. Je me souviendrai toute ma vie
de la soirée où Nadine, qui aime et soutient Eugene depuis 18 ans maintenant,
apprenait d’un coup de fil de l’avocate d’Eugene, qu’une série de tests ADN
établissaient sans aucun doute l’innocence de son époux, innocence qu’il ne
cessait de clamer depuis son arrestation, trente ans plus tôt ! Il faut
imaginer l’émotion de Nadine qui attendait ce moment depuis toutes ces longues
années ! Elle ne pouvait contenir ses pleurs, cette nouvelle, c’était un
espoir gigantesque, l’espoir que son mari soit enfin libéré après 30 ans
d’enfer, l’espoir d’une vie ensemble, après des milliers de lettres échangées
et des dizaines de visites de part et d’autre de la glaçante paroi en Plexigas du
parloir… Je suis déboussolée par cette émotion qui déborde, déborde, je viens
de rencontrer Nadine, je connais à peine son histoire, mais je tente
d’être là, je la serre contre moi, la contient. Deux ans plus tard, Nadine et
Eugène sont essentiels à ma vie et je suis heureuse de voir mon ami, mon
« grand frère », en chair et en os pour la première fois…
Revoir
l’unité Polunsky après plus de deux ans me glace mais je mets de côté ces
sensations pour me concentrer sur la joie de rencontrer mon ami, le bonheur de
lui offrir 2 ou 3 heures hors de sa cellule, quelques heures oùil pourra se
sentir presque normal, à converser avec une amie, tout en savourant les fruits
et les gâteaux à la cannelle du distributeur, comme dans un de ces
« diners » qui longent les routes droites et plates du sud-ouest du
Texas… J’entre dans le parloir et Eugene est déjà là qui m’attend ;son crâneest
rasé de près et il porte une barbe poivre et sel. Il a fière allure. Il est
souriant, tranquille, heureux de cette visite. Je me désole de la qualité si
médiocre des téléphones par lesquels nous devons passer pour communiquer, du
fait de la paroi de plexi qui empêche tout contact direct. Je m’accroche aux
deux écouteurs pour déchiffrer les paroles de mon ami. Il me retrace son parcours,
son arrestation inattendue pour un crime, le meurtre d’une jeune femme blanche,
commis sans doute par une vague connaissance avec qui Eugène frayait parfois
quand il vivait dans la rue, théâtre de sa vie depuis sa fuite de l’orphelinat
où il était maltraité, obligé qu’il était de se débrouiller pour survivre
depuis toujours. Sauf que le meurtrier probable est blanc et Eugène noir et que
travestir les faits et la vérité est monnaie courante dans le système judiciaire
encore très corrompu des années 90 du comté d’Harris. Eugène me relate sa
parodie de procès où s’enchainent les mensonges, tous plus énormes les uns que
les autres, et qu’il est forcé d’encaisser, impuissant, « défendu »
pour la forme par un avocat de mèche avec l’accusation, accablé par un pseudo
expert en psychologie qui martèle que parce qu’Eugène est noir, il constitue un
danger pour la société… Des années plus tard, l’expert en question a été
inquiété dans d’autres affaires où les accusés ont finalement été acquittés…
Ces deux
heures trente filent trop vite et j’espère très fort revoir mon ami, libre
cette fois. Nous sommes confiants, l’affaire a traîné à cause du covid, puis à
cause de la nomination d’un nouveau juge en remplacement de l’ancien arrivé à
la retraite. Mais les 400 pages de l’appel rédigé par sa solide équipe
d’avocats sont accablantes et mon ami et Nadine ont repris espoir. Aujourd’hui,
un appui des médias est recherché et pourrait accélérer les choses pour Eugène
qui aurait dû être libéré il y a longtemps déjà….
Je m’en veux
de devoir partir le lendemain matin, j’aurais moi aussi voulu soutenir les
autres militants à Hunstville devant la chambre d’exécution, où Linda et son
amie Dani ont prévu de dire au revoir à leur ami, Carl. Malgré l’horreur de
l’événement, j’aurais voulu témoigner sur place dema solidarité. Seulement,
j’ai rendez-vous de longue date avec trois amis le jour même, à l’aéroport de
Los Angeles, où nous devons nous retrouver en début d’après-midi pour un court
séjour de deux jours et demi, et où nous avons prévu des visites avec nos amis
respectifs, dans une prison de sécurité maximale, perchée là-haut dans les
montagnes arides de Tehachapi, constamment balayées par le vent, à trois heures
de là, pas moins à cause de la circulation si dense pour laquelle cette mégalopole
est bien connue…
Depuis la
Californie, je continue d’espérer un sursis pour Carl. C’est un homme malade,
en fauteuil roulant, comment imaginer une seule seconde qu’il puisse
représenter ne serait-ce qu’un semblant de menace pour la société ? Or, la
nouvelle tombe sur Internet, le gouverneur, Greg Abbott, n’a pas daigné
accorder de grâce à un homme de toutes façons en fin de vie. Comment illustrer
plus crûment le fait que la peine de mort a tout à voir avec la vengeance et
rien, absolument rien avec la justice ? Je pense très fort à Linda et
Dani, qui étaient là pour accompagner leur ami. Et suis révoltée d’apprendre
que comme d’habitude, quand la mort d’un officier de police est vengée par une
autre mort, des policiers, des gardiens, des bikers se réjouissent à coups
de klaxon. Quelle obscénité !
Ici, à
Tehachapi, Naomi doit voir « Hershey », moi, David et Sheree Raymond.
Lee, ami de Sheree, est de la partie, il a très généreusement accepté de faire
le déplacement de New York pour nous accompagner en voiture à toutes nos destinations,
nous qui ne conduisons pas… L’affaire de Raymond, que nous appelons tous
« Ray » est des plus ahurissantes. Le jeune homme de 34 ans purge,
depuis le début des années 2000, une peine de prison à vie. Il avait 18 ans lors
de sa condamnation pour tentative de meurtre… Ce qui serait comique, si les
conséquences n’étaient pas aussi dramatiques, c’est que le jeune homme victime
de cette tentative d’assassinat a survécu à ses blessures et a certifié aux
enquêteurs que Raymond n’était pas l’auteur des coups de feu qui auraient pu
lui coûter la vie ! Ray était seulement sur les lieux, c’est là son seul
crime. Simplement, pour illustrer par une anecdote le degré de corruption des
officiers en charge de l’affaire, l’un des policiers responsables du dossier coûtera
plus tard à la ville de Los Angeles la modique somme de 19 millions de dollars dans
le cadre de procès intentés à cause de sa
négligence et de ses fautes dans de nombreuses autres affaires…
En attendant
que son dossier progresse, Ray, après une période de profond désespoir et de
dérive, a finalement pris le parti de saisir les opportunités proposées lors de
son incarcération. Il a repris les études et passé son « general education
certificate », soit l’équivalent chez nous du « Bac ». Il a aussi
entamé des études supérieures. En parallèle, il a suivi tous les programmes possibles et imaginables proposés
derrière ces murs : lutte contre les addictions, gestion de la colère,
stages spirituels etc. Tous ces efforts l’ont considérablement apaisé. De participant
assidu, Ray, au fil des ans, est passé au statut d’animateur de certains de ces
groupes. A son tour, il tend aujourd’hui la main aux plus jeunes détenus qui
arrivent perdus, révoltés, et qui ne maitrisent pas encore les règles et codes
aussi rigides que tacites qui régissent la vie de ce mode clos. Après avoir
envoyé des dizaines et des dizaines de courriers à des associations pour obtenir
de l’aide afin de prouver son innocence, lui qui vient d’un milieu très
modeste, et ce, toujours en vain, car on lui rétorquait à chaque fois qu’il
fallait qu’il soit dans le couloir de la mort pour obtenir l’attention tant espérée,
c’est finalement notre Association Lutte pour la Justice, qui, la première, a
accepté de lui venir en aide. Ray a retrouvé espoir et sa gratitude est grande.
Nous attendons le résultat d’une audience qui doit se tenir en présence de son
avocat et du juge avant la fin de l’année…
L’ambiance
est bon enfant et détendue, on se presse de faire la file derrière les distributeurs
de boissons et nourriture avant l’arrivée des pères, frères, amis, maris, qui
vivent derrière ces murs. Un peu plus tard, après les effusions liées aux
retrouvailles, les familles partageront sandwiches et gâteaux, comme dans un
fast-food, une fillette installée sur les genoux de son papa, lui donnera à
manger…
Des hommes,
tous vêtus d’une ample blouse bleue apparaissent les uns après les autres, un
large sourire sur les lèvres. Je guette mon ami, le voilà enfin ! Les murs
se dissolvent, c’est un semblant de liberté qui revient pour ces pères, ces
maris, ces frères. Mon ami me confie qu’après une visite, il se sent vidé,
épuisé ; je me dis que ce surgissement d’un petit bout de monde libre dans
un monde clos doit les submerger, eux pour qui les visages, les lieux, les activités,
les vêtements, la nourriture, les objets sont inexorablement les mêmes, jour
après jour, mois après moi, année après année. Il faut lutter contre cette sensation
d’engourdissement qui ne vous quitte pas. Cet abrutissement. Seul le temps
qu’il fait change, rien d’autre, me confie David. Le quotidien consiste surtout
à se protéger, à rester sur le qui-vive, à éviter les histoires, petites ou
grosses, à trouver des alliés, éviter les gros bras, à esquiver les
embrouilles. Tout est politique, ne cesse de me répéter David, qui, dans cette
micro-société chauffée à blanc, tente d’assurer le rôle de médiateur, de
pacificateur. Malgré ses efforts, à l’heure où j’écris, un confinement cloître
dans leurs cellules les prisonniers de la Cour A de la « California
Correctional Institution » depuis qu’une émeute a éclaté au début du mois,
opposant blancs et latinos. Aujourd’hui, j’ai appris que suite à une bagarre le
confinement se poursuivrait 15 jours encore…
NB :
Linda et Dani ont leur association : « Death Row Angels of
Texas ». Elles n’ont pas encore de site Internet mais elles animent une
page Facebook via laquelle il est possible d’effectuer des versements paypal
pour les aider à aider les détenus du couloir de la mort du Texas : achat
de nourriture lors de leurs visites, versements de fonds sur les comptes
des détenus pour qu’ils puissent cantiner et envoi de documents juridiques
(jugements et décisions des différentes cours suite aux appels des uns et des
autres)…
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