Odell Barnes Jr.

L'association Lutte Pour la Justice (LPJ) a été créée en 1999 pour soutenir Odell Barnes Jr., jeune afro-américain condamné à mort en 1991 à Huntsville (Texas) pour un crime qu'il n'avait pas commis et exécuté le 1er mars 2000 à l'aube de ses 32 ans. En sa mémoire et à sa demande, l'association se consacre à la lutte pour l'abolition de la peine de mort aux Etats-Unis et en particulier au Texas. (voir article "Livre "La machine à tuer" de Colette Berthès en libre accès" ) : https://www.lagbd.org/images/5/50/MATlivre.pdf

mercredi 24 mars 2021

Les Baumettes interdites, reportage dans le couloir de la mort

 http://www.slate.fr/grand-format/prison-baumettes-marseille-condamne-justice-abolition-couloir-de-la-mort-205016

 

12 mars 2021 à 10h04

Il est 13h15 devant l'ancienne prison des Baumettes. Le ciel est très clair. Je devise avec mon ami, le photographe Guillaume Origoni. Mes mains tremblent un peu. J'avale plusieurs bonbons à la menthe. Pour la première fois, une équipe de journalistes s'apprête à pénétrer au cœur du quartier interdit du Centre pénitentiaire de Marseille, un endroit inaccessible. Et pour cause: là, se trouvaient le couloir de la mort, la chambre des greffes, la cour d'exécution et la cellule où le condamné vivait ses dernières heures. L'ombre du dernier guillotiné de France le 10 septembre 1977, Hamida Djandoubi, plane encore derrière les grandes grilles. Je songe à Christian Ranucci, 22 ans et probablement innocent. Je repense alors au film de José Giovanni «Deux hommes dans la ville». La bande originale composée par Philippe Sarde me hante obstinément. Et pourtant. En ces lieux, au cœur de ces sous-sols grisâtres, il ne fut jamais question de cinéma. Ici, la République française a mis à mort des êtres humains.

La prison des Baumettes fut bâtie selon les plans de l'architecte Gaston Castel. Depuis 1938, son mur d'enceinte est orné de sept statues, œuvres d'Antoine Sartorio. Sept statues qui représentent respectivement chacun des sept péchés capitaux. Sur cette image, la gourmandise écrase l'individu et invite le citoyen à une vie de tempérance. Le détournement des valeurs religieuses est caractéristique de l'ambition morale de la IIIe République : le crime est le fruit d'une vie soi-disant déréglée. Les déviants, les marginaux, et autres inadaptés sont destinés à être retranchés de la société. La République impose un style de vie où travail et honnêteté demeurent des vertus cardinales. Elle souhaite façonner l'homme, quitte à le punir et à l'humilier.

La colère, ce sentiment pouvant conduire au meurtre, orne le mur d'enceinte de la prison. Si la colère est proscrite, elle prend entre les mains de l'État une dimension bien plus grande. «Sainte Colère», «Juste indignation», la République possède, seule, le monopole légitime de la violence. Omnisciente, la justice affirme agir au nom des foules. L'avocat général ayant plaidé en faveur de la condamnation à mort de Christian Ranucci le fit en pleine conscience. Il incarnait, selon lui, la voix des citoyens. Ces mêmes citoyens qui, aux portes du palais de justice d'Aix-en-Provence, hurlaient, durant le procès, en faveur de la loi du talion.

C'est une simple table. Une petite chaise. Un de ces vieux mobiliers façonnés avec précision. Jusqu'à l'abolition de la peine capitale, ces modestes meubles se trouvaient dans le couloir de la mort. Là, sur ce bureau vieilli, le condamné subissait un ultime rituel. Il fumait une mauvaise clope, buvait un verre de rhum, écrivait sa dernière lettre. Ces objets ont accompagné tous les condamnés à mort depuis 1945. Ils portent en eux comme de la détresse. Vissé à cette chaise, Hamida Djandoubi s'est vu refuser une troisième cigarette. Les mains étaient ensuite attachées. Le cou dénudé. En se relevant l'homme est porté par les assistants du bourreau. Une vie qui bientôt se termine. Un souffle que l'on ne maîtrise plus. «Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?»

La cour d'exécution des Baumettes semble minuscule. Une odeur marine, chargée d'iode, se mêle aux cris des gabians. Tout paraît étrangement calme. C'est sur cette petite place, au bout du couloir de la mort, que la guillotine était assemblée, puis dressée, en silence, pour accomplir son œuvre. Le sol, taillé en pente douce, est quant à lui destiné à recueillir le sang du supplicié. Les «opérations de justice», autre nom du crime légal, avaient lieu aux alentours de 4h15 du matin. «Nous sommes ce genre d'homme», murmure Paul Meurisse à Alain Delon dans le film de José Giovanni Le Gitan, «dont les histoires se terminent souvent à l'aube». Une aube particulière, sur laquelle le soleil ne se lève jamais.

Les portes et les grilles du couloir de la mort sont à présent ouvertes. L'ambiance est sombre. Nous sommes, en réalité, absolument hors du monde. La deuxième porte, à gauche, permet de pénétrer dans la salle des greffes puis sur la cour d'exécution. En ces lieux règne le silence. Un silence qui accompagnait le cortège qui devait, à l'heure ultime, tirer le condamné de sa cellule. Des tapis militaires jonchaient alors le sol. Il fallait marcher doucement, éviter que les pas ne résonnent, surprendre, en quelque sorte, le futur supplicié en plein cœur de la nuit.

«Du sang, beaucoup de sang, du sang très rouge», écrit Monique Mabelly, juge d’instruction commise d'office pour assister à l'exécution d'Hamida Djandoubi. «Un gardien prend un tuyau d'arrosage, continue-t-elle. Il faut vite effacer les traces du crime.» L'exécution s'achève par des gestes d'une simplicité extrême. Nettoyer sommairement la cour. Réparer sa mauvaise conscience. Le robinet sur lequel était raccordé le tuyau se tient toujours dans le couloir. À droite sur la photo, il semble insignifiant. L'objet fonctionne encore. Il fait partie de cette banalité sauvage, où les habitudes de la vie quotidienne –ouvrir et fermer une prise d'eau– participent d'une œuvre funeste.

Une marche, très haute, sépare la salle des greffes de la cour d'exécution. Un dernier effort, physique, que le condamné, ligoté, doit réaliser tout en étant porté par les assistants du bourreau. Fernand Meyssonnier, l'un des derniers «exécuteurs des arrêts criminels» a pu, à ce propos, avouer l'une de ses «techniques» : «Attention à la marche», hurlait-il au supplicié. Ce dernier, spontanément, inclinait son corps. Il devenait alors plus simple de plaquer le pauvre homme contre la bascule. D'ailleurs, «l'opération» devait être rapide. Vingt petites secondes. Une durée maximale. Le prisonnier, surpris, n'avait théoriquement pas le temps de manifester la moindre révolte face à la guillotine.  

Un sas. Une antichambre. Cet escalier jauni se situe très exactement sous le quartier des condamnés à mort. Le futur supplicié y était conduit, en son heure dernière, entouré par le cortège officiel : celui des «professionnels de la justice». La pièce est très froide. On y ressent une sorte de lourdeur. L'air, chargé de poussière, nous rappelle que nous quittons le monde des hommes. S'ouvre alors une porte, menant directement vers le couloir de la mort. Un long parcours débute. Un rituel «administratif». Paradoxe terrible : la dernière bouffée d'air frais sera respirée, par le prisonnier, dans la cour d'exécution. 

Le ventre et les boyaux de la prison des Baumettes. Le couloir de la mort descend, tout au bout, vers la salle des greffes et la cour d'exécution. En cheminant le long de cette grande coursive, nous comprenons combien la peine de mort est une absurdité. Un sentiment profond nous tenaille. Il n'est plus question de justice, ni même de réparation due aux victimes. L'État démocratique, en ce lieu, ne fait que rajouter de la mort à la souffrance. Descendre dans les sous-sols constitue une contre-initiation. Nous régressons vers des instincts archaïques. La croyance, malsaine, que le sang versé effacera le crime. Ici, les pulsions meurtrières s'expriment librement. Elles sont autorisées par la loi. Et la République.  

Christian Ranucci, dans ses dernières lettres, nommait cette pièce la «Cage». Il s'agit de la cellule réservée au condamné à mort. Surveillé 24h/24, ne pouvant se raser seul, ni manger avec des couteaux et des fourchettes, le prisonnier était perpétuellement éclairé par une lumière blafarde. Les besoins élémentaires, eux aussi, devaient être réalisés sous le regard du gardien. Le détournement des symboles est, une nouvelle fois, caractéristique. Le prisonnier «vivait» constamment à l'ombre de sa propre fin. Au-dessus de lui, le plafond, façonné volontairement en forme de cercueil, rappelait la présence, glaçante, du châtiment. 

Un peu de lumière contre le mur de la cellule dédiée aux condamnés à mort. Le véritable soleil, pourtant, paraissait électrique. Une lampe brillait continuellement. Sa lueur, trop faible pour les besoins de la lecture, était suffisamment forte pour empêcher le sommeil. Et puis, exception faite de Christian Ranucci, littéralement agressé par deux gardiens au matin de son exécution, le prisonnier ne dormait pas. Guettant le moindre bruit, se retournant sur sa paillasse, il ne trouvait le repos que passées les aurores. À ces heures-ci, lorsque le jour triomphe, la République française ne procédait à aucun «crime légal». C'est que la vengeance, peut-être, déteste la clarté…  

Passage, pour la promenade, solitaire, du condamné à mort. Le prisonnier pouvait effectuer quelques pas, une heure par jour, les mains entravées par de grosses chaînes. Jean-François le Forsonney, alors très jeune avocat de Christian Ranucci avait surnommé cet endroit «la fosse aux lions». La petite cour, en réalité, ressemble à s'y méprendre à un très vieux cloître. Des piliers en forme de Y – la fameuse croix du voleur – soutiennent un préau d'inspiration monacale. L'imitation, voire l'inversion, des valeurs religieuses est flagrante. L'architecture, elle-même, invite le prisonnier à méditer sur ses fautes et son destin fatal. La République ne peut, face à sa mauvaise conscience, que parodier la religion. Une sorte, honteuse et inavouée, de retour du refoulé.   



 

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